"Il se trouve donc
chaque jour que des hommes plus opulents et plus éclairés consacrent à l'industrie leurs richesses
et leurs sciences et cherchent, en ouvrant de grands ateliers et en divisant strictement le
travail, à satisfaire les nouveaux désirs que se manifestent de toutes parts.
Ainsi, à mesure que la masse de la nation tourne
à la démocratie, la classe particulière qui s'occupe d'industrie devient plus aristocratique. Les
hommes se montrent de plus en plus semblables dans l'une et de plus en plus différents dans l'autre,
et l'inégalité augmente dans la petite société en proportion qu'elle décroît dans la grande.
C'est ainsi que, lorsqu'on remonte à la source, il semble qu'on voie
l'aristocratie sortir par une effort naturel du sein même de la démocratie.
Mais cette aristocratie-là ne ressemble point
à celles qui l'ont précédée.
On remarquera d'abord que, ne s'appliquant qu'à l'industrie
et à quelques-unes des professions industrielles seulement, elle est une exception, un monstre,
dans l'ensemble de l'état social [...].
Le manufacturier ne demande à l'ouvrier que son travail, et l'ouvrier
n'attend de lui que le salaire. L'un ne s'engage point à protéger, ni l'autre à défendre, et ils ne sont liés
d'une manière permanente, ni par l'habitude, ni par le devoir.
L'aristocratie que fonde le négoce ne se fixe presque
jamais au milieu de la population industrielle qu'elle dirige ; son but n'est point de gouverner celle-ci, mais de
s'en servir.
Une aristocratie ainsi constituée ne saurait avoir
une grande prise sur ceux qu'elle emploie ; et, parvînt-elle à les saisir un moment, bientôt
ils lui échappent. Elle ne sait pas vouloir et ne peut agir.
L'aristocratie territoriale des siècles passés était obligée par la
loi, ou se croyait obligée par les moeurs, de venir au secours de ses serviteurs et de soulager leurs
misères. Mais l'aristocratie manufacturière de nos jours, après avoir appauvri et abruti les hommes
dont elle se sert, les livres en temps de crise à la charité publique pour les nourrir. Ceci
résulte naturellement de ce qui précède. Entre l'ouvrier et le maître, les rapports sont fréquents,
mais il n'y a pas d'association véritable.
Je pense qu'à tout prendre, l'aristocratie manufacturière
que nous voyons s'élever sous nos yeux est une des plus dures qui aient paru sur la terre ; mais elle
est en même temps une des plus restreintes et des moins dangereuses.
Toutefois, c'est de ce côté que les amis de la démocratie
doivent sans cesse tourner avec inquiétude leurs regards ; car, si jamais l'inégalité permanente
des conditions et l'aristocratie pénètrent de nouveau dans le monde, on peut prédire qu'elles
y entreront par cette porte1."
1Alexis de Tocqueville, Textes essentiels, 2000, Ed. Pocket, pp.316-317.
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