![[WAI: portrait d'Alexis de Tocqueville] Un chercheur de la démocratie](../../images/tocqueville100x100.jpg)
Alexis de Tocqueville (1805-1859)
De la division du travail
"Je ne vois rien dans
le monde politique qui doive préoccuper davantage le législateur que ces deux nouveaux
axiomes de la science industrielle [ division du travail et mise en jeu de grands capitaux pour la production de masse].
[...]
Quand un artisan se livre sans cesse et uniquement
à la fabrication d'un seul objet, il finit par s'acquitter de ce travail avec une dextérité singulière.
Mais il perd, en même temps, la faculté générale d'appliquer son esprit à la direction du travail. Il
devient chaque jour plus habile et moins industrieux, et l'on peut dire qu'en lui l'homme se dégrade à mesure
que l'ouvrier se perfectionne.
Que doit-on attendre d'un homme qui a employé vingt ans de sa vie à faire des têtes d'épingles ?
et à quoi peut désormais s'appliquer chez lui cette puissante intelligence humaine, qui a souvent remué le monde,
sinon à rechercher le meiller moyen de faire des têtes d'épingles !
Lorsqu'un ouvrier a consumé de cette manière une portion
considérable de son existence, sa pensée s'est arrêtée pour jamais près de l'objet journalier de ses
labeurs ; son corps a contracté certaines habitudes fixes dont il ne lui est plus permis de
se départir. En un mot, il n'appartient plus à lui-même, mais à la profession qu'il a choisie. C'est
en vain que les lois et les moeurs ont pris soin de briser autour de cet homme toutes les
barrières et de lui ouvrir de tous côtés mille chemins vers la fortune une théorie industrielle plus
puissante que les moeurs et les lois l'a attaché à un métier, et souvent à un lieu qu'il ne peut
quitter. Elle lui a assigné dans la société une certaine place dont il ne peut sortir. Au milieu du mouvement
universel, elle l'a rendu immobile.
A mesure que le principe de la division du travail reçoit
une application plus complète, l'ouvrier devient plus faible, plus borné, plus dépendant. L'art fait des progrès,
l'artisan rétrograde d'un autre côté, à mesure qu'il se découvre plus manifestement que les
produits d'une industrie sont d'autant plus parfaits et d'autant moins chers que la manufacture est plus vaste
et le capital plus grand, des hommes très riches et très éclairés se présentent pour exploiter
des industries qui, jusque-là, avaient été livrées à des artisans ignorants ou malaisés. La grandeur
des efforts nécessaires et l'immensité des résultats à obtenir les attirent.
Ainsi donc, dans le même temps que la science industrielle
abaisse sans cesse la classe des ouvriers, elle élève celle des maîtres1."
1Alexis de Tocqueville, Textes essentiels, 2000, Ed. Pocket, pp.315-316.
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